Entrevue avec Shana, son parcours et son expérience

Les 7 Doigts novembre 25, 2016

Shana Carroll, cofondatrice et codirectrice artistique des 7 doigts, s’est prêtée à une rencontre avec les étudiants de l’option cirque au lycée Pierre Bayen à Châlons-en-Champagne en France. Une occasion en or de revenir sur son parcours et de partager son expérience. 

Le Pickle Family Circus

« Je viens de San Francisco. Je n’ai commencé le cirque qu’à 18 ans… Jusqu’alors, je faisais du théâtre et je n’étais pas du tout sportive. De plus, aux États-Unis, il n’y avait à l’époque que des grands cirques et je n’avais jamais aimé ce genre de spectacles à grande échelle qui me semblaient irréels…

Puis, un jour, je suis allée voir le Pickle Family Circus (le cirque de la famille de Gypsy Snider, cofondatrice des 7 Doigts) et j’ai découvert un spectacle très théâtral, qui me rejoignait. Alors convaincue de vouloir faire carrière dans la gestion des entreprises culturelles, je me suis naturellement proposée pour travailler à leurs bureaux. C’est là, en 1988, en regardant les artistes de la troupe, des jeunes de mon âge, que je me suis rendu compte qu’ils n’étaient pas irréels, pas si éloignés de moi et je me suis identifié à eux. Je me souviendrais toujours de ce virage en moi, car c’est cela que nous essayons de montrer dans les spectacles des 7 Doigts. Je veux que le public puisse ressentir cette proximité et cette identification.

Je suis restée au Pickle pendant deux ans, acceptant toute les tâches qui pouvaient m’être confiées, sortant de plus en plus du bureau pour me joindre à l’équipe. Pour 300$ par mois à l’époque, je récitais un monologue, réalisais une roue, vendais des souvenirs, aidais à monter les gradins… Nous étions toujours à l’extérieur et travaillions en permanence. Au Pickle, on disait qu’on pouvait tout réaliser en travaillant assez fort.

En plein mouvement communautaire des années 70, nous apportions la joie dans les petites villes, nous considérions nos spectacles comme des cadeaux au public. Il n’était aucunement question de se mettre de l’avant en tant qu’artiste, mais seulement de servir le spectacle, une cause plus grande que nous…

Cette période fut pour moi une expérience très enrichissante mais après deux ans, j’ai eu envie de parfaire ma technique et je me suis envolée pour Montréal.

 

Une entrée insolite à l’École nationale de cirque de Montréal
Mon entrée à l’École nationale de cirque de Montréal est une drôle d’histoire. J’avais entendu parler d’André Simard, grand professeur de trapèze, et je caressais l’idée d’aller suivre ses enseignements à Montréal. C’est alors qu’une amie m’a dit ne pas utiliser son billet de retour San Francisco / Montréal. À cette époque, il n’était pas nécessaire d’avoir un passeport pour voyager et j’ai tout simplement pris l’avion à sa place.
Bien sûr, n’ayant pas suivi le processus d’admission à l’ÉNC, je ne pouvais pas me joindre aux cours, mais à ce moment-là, l’accès en tant que spectateur était possible… Je me suis ainsi présentée tous les jours, pendant deux mois, avant qu’ils finissent par accepter que je rejoigne les rangs des étudiants.
La mentalité à Montréal était très différente de ce que j’ai connu au Pickle, l’emphase était mise sur l’individu, sur son unicité, sur son histoire personnelle, afin de faire de nous des créateurs. Là, on m’a appris qu’il y a une force vive totalement unique en chacun de nous et que si nous ne trouvions pas le moyen de l’exprimer, elle serait perdue à jamais.
J’ai ainsi trouvé à Montréal mon identité artistique.

 

Rosny-sous-Bois, en France
Afin de suivre André Simard, je suis parti un an à l’École de Cirque de Rosny-sous-Bois, en France. Là j’ai encore découvert une approche différente dans laquelle on n’est pas accompagné pour s’accomplir mais où il faut se battre et chercher plus profond en soi.

La vie en tournée
Après l’école, je suis partie en tournée avec le cirque du Soleil pendant deux ans, puis avec le cirque Eloize et encore avec le Cirque du Soleil pour trois ans. Tout mon temps libre était consacré à la chorégraphie : je proposais à mes collègues de créer des numéros pour eux, j’étais capitaine de danse au Cirque du Soleil, je réalisais divers projets en parallèle… bref, j’ai profité de tout le temps disponible en tournée pour travailler à mon avenir.

Les 7 doigts de la main
En 2001, à 31 ans, j’ai quitté le Cirque du Soleil, prête pour une prochaine étape, prête à créer ma propre compagnie, mes propres spectacles.
Je connaissais Gypsy du Pickle bien sûr, Sébastien était déjà mon mari, Patrick était alors le mari de Gypsy, j’avais connu Samuel à l’ENC et j’appréciais son approche expérimentale, j’avais connu Isabelle lors de ma tournée avec Saltimbanco ainsi que Faon, qui désirait alors une structure pour peaufiner son numéro de chaînes aériennes. Nous n’avions jamais vraiment travaillé ensemble mais avons décidé de nous lancer dans cette nouvelle expérience.
La première année, nous avons appris à nous apprivoiser, maintenant nous nous connaissons tellement que nous savons exactement comment travailler ensemble pour un résultat optimal.

Le cirque, une communauté soudée
Tout au long de mon parcours, j’ai réalisé que le plus important dans ma carrière fut mon entourage, mes connaissances. L’amitié et l’entraide sont fondamentales dans ce milieu. Les liens qui se tissent à l’école et partout ailleurs sont souvent là pour la vie. J’étais à l’école avec Jeannot (Painchaud) et c’est pour cela que j’ai pu travailler chez Eloize à l’époque, Gilles St-Croix nous a « prêté » son comptable, le Cirque du Soleil a beaucoup aidé les 7 Doigts … et les exemples sont innombrables.

 

Questions des étudiants
Peux-tu définir le concept d’identité artistique dont on nous parle tant ?Je croise souvent des gens qui me disent que tous mes spectacles portent ma griffe alors que pour moi ils sont tous différents les uns des autres… C’est mon identité artistique. Tout ce que nous vivons, nous l’absorbons à travers un filtre qui nous est personnel, un filtre qui effectue une recette complexe et unique sans que nous en soyons nous-même conscients. Tout ce qui émane de nous par la suite est imprégné, transformé par cette recette. Pendant un certain temps, il est important d’essayer de conscientiser ce processus et de le comprendre mais plus tard, c’est quelque chose qu’on oublie mais qui nous définit et dont notre travail est empreint.

 

Toi qui as vu l’évolution du cirque, es-tu nostalgique ?
Pour moi, le cirque traditionnel n’est pas mort, l’art évolue mais les formes classiques existent toujours. Il y a des vagues selon les époques, mais tout revient tôt ou tard… Je pense que les deux sont essentiels mais je suis plus stimulée par le côté hybride, le mélange des formes.
Il y a peut être plus cette nostalgie en Europe où le cirque traditionnel est plus ancré, mais ici au Québec nous n’avons pas vraiment cette tradition, nous avons toujours suivi notre propre route, nous n’avons pas eu à choisir. Aux États-Unis, il y a bien un cirque traditionnel mais il a plutôt une connotation négative. D’ailleurs, nos producteurs américains ne nous définissent jamais avec l’étiquette « circus » mais utilisent plutôt les mots « cirque » (en français) ou « acrobatic arts ».

Quelle était votre mentalité à la création des 7 Doigts ?
Je pense que nous étions plutôt rebelles, la plupart de nous venait du Cirque du Soleil et nous voulions bien sûr faire le contraire de ce que nous connaissions, nous libérer et être nous-mêmes. Dans ce cas, cela s’est traduit par la création de Loft (notre premier spectacle) dans lequel nous étions en sous-vêtements et portions nos vrais prénoms, à l’opposé des costumes extravagants et des personnages imaginaires du Cirque du Soleil.
Pour nous, la créativité devait toujours être liée à l’amusement, au plaisir. Il y avait un côté enfantin, un bouillonnement d’idée qui était très présent.
Par contre, nous avions vraiment peur que cela ne marche pas du tout et que nous ne nous revoyions jamais après ça… l’avenir en a décidé autrement.

Quel héritage nous laissez-vous ?
La liberté. Pour nous, il ne doit pas y avoir de pression liée aux catégories artistiques. La seule chose qui importe c’est de trouver le sujet qui nous passionne.
Par exemple, mon mari est obsédé par la nourriture et j’écoute en permanence des podcasts basés sur des histoires personnelles. C’est tout simplement ce qui a posé les bases de Cuisine & Confessions.
Je suis persuadée que le mélange de nos passions peut créer une multitude de nouvelles formes.

Parles nous de l’évolution de Traces ?
Traces a plus de 10 ans. À l’époque, nous l’avons créé avec les cinq artistes de la première distribution, leurs aptitudes particulières, leurs histoires personnelles… À la fin de leur contrat de trois ans, nous nous sommes réellement posé la question : qu’allons-nous faire avec ce spectacle, qu’allons-nous faire sans eux ?
Puis, lors de la première recréation et avec celles qui ont suivies, nous avons appris à adapter le spectacle aux artistes tout en conservant les piliers de Traces. C’est un équilibre fragile et fondamental. Maintenant, nous savons exactement ce qui doit être adapté et ce qui fait partie intégrante de l’écriture du spectacle.
En basant nos spectacles sur le choix des artistes, nous finissons toujours par être confrontés à cette question.

Que deviendrons les 7 Doigts après vous ?
C’est très difficile à dire ! Je ne tiens pas par-dessus tout à la survie de la compagnie dans le temps. Le jour où nous n’aurons plus cette passion, j’espère que nous aurons la force d’arrêter.
Il se peut aussi que d’autres prennent la suite…qui sait…

Quels conseils nous donnez-vous pour notre carrière ?
J’en ai réellement une liste de 50 ! Ça sera pour une autre fois… mais en voici trois :
1 – Soyez ponctuel.

2 – Acceptez qu’il y ait plusieurs vérités. Quand j’ai commencé, on m’a enseigné que le spectacle devait toujours être un cadeau au public, puis on m’a dit qu’il fallait que je me concentre sur moi-même. J’ai entendu que la vraie énergie d’un spectacle ne peut être que sexuelle, puis qu’il ne fallait pas d’émotions mais juste de l’esthétique… tout cela a été vrai pour moi ou pour quelqu’un à un moment ou à un autre. Notre vérité dépend de notre propre progression.

3 – Applaudissez toujours le travail accompli, supportez le travail de l’autre. Il y a tellement de prise de risque physique, émotionnelle et artistique, tellement de travail dans notre métier que tout ce que font vos collègues mérite votre soutien.

 

 

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